Les manifestations qui agitent l’Iran depuis la mort de Mahsa Jina Amini, le 16 septembre, pour « port de vêtement non approprié », ne faiblissent pas et constituent, dès à présent, le plus long soulèvement sans interruption depuis l’avènement de la République islamique en 1979. Ces manifestations entrent en écho avec des épisodes passés de l’Iran tout en ayant un caractère unique. La question qui se pose est donc de savoir en quoi ce mouvement est à la fois le prolongement et le dépassement des manifestations des étudiants en 1999 contre l’interdiction du journal réformateur Salam, du Mouvement vert contre la réélection frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad en 2009, des protestations de 2017 et 2018 contre la vie chère, des émeutes contre la hausse du prix du carburant en 2019, des rassemblements après la mort des passagers du vol PS752 visé par les Gardiens de la révolution en 2020 ?
Pour reprendre le titre de l’ouvrage paru en juillet 2022 aux éditions de l’Harmattan, la République islamique d’Iran est en crise systémique depuis quatre décennies. Les espoirs mis dans l’évolution du régime par les urnes se sont révélés à chaque fois illusoires. Dès 1989 après la mort de l’Ayathollah Khomeyni, certains observateurs ont voulu croire à l’évolution du régime vers une forme présidentielle. Ce fut le cas d’Hachemi Rafsandjani qui préféra briguer le poste de président de la république, laissant à Ali Khamenei celui de Guide Suprême, persuadé que cette charge n’était plus désormais que symbolique. Une erreur qui se répétera au fil des décennies. Ainsi, l’enthousiasme qui porta à la présidence le candidat réformateur Mohammad Khatami en 1997 fut très vite déçu malgré sa réélection en 2001. En 2009, Mir Hossein Moussavi incarna l’espoir d’un changement avant d’être déclaré battu dès le premier tour et placé en résidence surveillée, deux ans plus tard. En 2013, le conservateur modéré Hassan Rohani jouera le rôle de recours en promettant plus de liberté mais en déclarant après chacune de ses victoires qu’il n’avait pas les moyens de changer la situation à l’intérieur du pays. L’évidence de l’impossibilité de réformer le régime, le renforcement des mesures coercitives concernant la justice et la police des moeurs depuis l’élection d’Ebrahim Raïssi en 2021, la préparation de la succession du Guide Suprême, âgé de 83 ans, l’absence de toute perspective d’avenir, ont conduit à la situation actuelle.
Depuis la révolution constitutionnelle de 1906 (qu’on appelait alors en France « la Révolution persane »), chaque génération d’Iraniens a connu un moment décisif qui peut être qualifié de révolution. 1925 marque l’arrivée de la dynastie des Palhavi dans un pays qui aurait pu devenir dès cette époque une République. En 1941 Reza Shah est destitué par les Alliés au profit de son fils, Mohammad Reza Pahlavi, le dernier Shah d’Iran. En août 1953, la CIA et le MI6 mènent un coup d’État pour renverser le premier ministre Mohammad Mossadegh qui avait nationalisé le pétrole en 1951 et dont la popularité dépassait celle du Shah. La « Révolution blanche » décidée par Mohammad Reza Pahlavi s’est traduite par des réformes progressistes comme le droit de vote accordé aux femmes en 1963 et la loi de protection de la famille en 1967 mais aussi par des décisions autocratiques comme la création d’un parti unique en 1975 et la mise en oeuvre du calendrier impérial en 1976. L’exaspération de la population devant les fastes d’un pouvoir sans partage s’appuyant sur une police politique implacable (la SAVAK) et l’affirmation d’une modernité à marche forcée profitant prioritairement aux élites expliquent la révolution de 1979.
Le nouveau régime qui se met en place tirera ses symboles de l’occupation de l’ambassade des États-Unis par les étudiants en novembre 1979 et de la mobilisation lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988). La reconstruction durera huit ans, aussi longtemps que la guerre, et sera marquée par l’apparition d’une société civile que le cinéma iranien montrera. La génération K (née sous Khomeyni, grandie sous Khamenei, éduquée sous Khatami) sera à l’origine des manifestations de 1999 et de 2009.
Si la génération actuelle, appelée Z, celle des millennials, est tournée vers l’avenir, le mouvement, enclenché après la mort de Jina Mahsa Amini, garde, inscrit en lui, la mémoire des combats passés comme le montre la chanson « Bella Ciao », entonnée en 2009, et reprise aujourd’hui en persan pour accompagner la protestation. Mais ce qui marque une rupture nette, c’est l’absence d’hésitations chez les manifestants qui s’en prennent non seulement au voile, symbole du pouvoir, mais aussi à toutes les représentations des dignitaires religieux ou militaires. Jamais une scène comme celle qui s’est produite à Nichapour, le 14 octobre où une statue de Khomeyni a été déboulonnée, n’aurait été pensable avant le 16 septembre.
Lors des obsèques de Mahsa Amini dont le prénom kurde Jina, refusé par l’administration iranienne, signifie « pleine de vie », ont été prononcés les mots « Femme, vie, liberté ». Ce triptyque résonne avec le mouvement des femmes iraniennes depuis les marches contre le port obligatoire du voile en mars 1979, mais aussi avec la campagne des 1 million de signatures en 2006 contre les lois discriminatoires entre hommes et femmes, sans oublier « Ma liberté furtive » imaginée en 2014 par la journaliste Masih Alinejad demandant aux femmes iraniennes de se photographier sans fouloir. On peut également citer l’organisation des « Mercredis blancs » depuis mars 2017, où un voile blanc est porté en signe de contestation contre l’obligation faite aux femmes d’apparaître en public les cheveux couverts, et les manifestations des « Filles de la rue de la révolution » après que Vida Movahed ait pris l’initiative de nouer son fouloir à un bâton et de monter sur un mobilier urbain. Une autre jeune femme, Yasaman Aryani, qui, avec sa mère et des amies, distribua des fleurs dans le métro de Téhéran, prenant dans ses bras les passagères pour leur souhaiter une bonne journée à l’occasion de la journée internationale du droit des femmes, le 8 mars 2019, a été arrêtée et condamnée à une peine de 9 ans de prison. Ces mêmes gestes (distribuer des fleurs, donner une accolade) sont reproduits aujourd’hui dans les rues des villes iraniennes. La révolte touche non seulement l’ensemble des couches sociales mais aussi toutes les classes d’âge comme le montrent ces écolières qui défient le pouvoir. On peut lire en haut du tableau noir : « Femme, vie, liberté », au centre avec un trait renforcé : « République islamique », et en bas à gauche : « Fuck to Khamenei ».
Assiste-t-on au début d’une nouvelle révolution ou à la fin de toutes les révolutions iraniennes évoquées plus haut et qui remontent à 116 ans ? Ce mouvement aura-t-il une portée mondiale au-delà du Moyen-Orient redonnant son sens à la modernité jusqu’en Occident ? C’est ce que semble espérer le philosophe Slavoj Žižek dans ce message en anglais enregistré fin septembre et sous-titré en persan.
La fresque dans le tunnel des Tuileries à Paris, qui complète la fin du poème « Liberté » (1942) de Paul Éluard avec les mots de la contestation en Iran, souligne la dimension universelle de ce combat.
La répression ne pourra pas contenir indéfiniment un mouvement qui a déjà changé l’image de l’Iran. Les paroles de la chanson « Pour » (« Baraye ») de Shervin Hajipour, écrite d’après les messages reçus sur twitter pour expliquer la raison de la contestation, se réfèrent à tout ce que le pouvoir cherche à effacer et qui se montre aujourd’hui à visage découvert, conscient du risque encouru mais faisant naître un espoir et un courage qui font qu’il est déjà possible de voir la fin d’une histoire et le début d’une autre.
Bamchade Pourvali