« Pourquoi devrais-je m’arrêter ? Pourquoi ? »(Forough Farrokhzad,Seule la voix demeure)
Une femme et son cri : guttural, désespéré, tourné vers le ciel de nuit depuis une voiture en course ; ses bras s’agitent dans les airs et hurlent, eux aussi, à la victoire après une fuite effrénée des protagonistes pour échapper à une agression. Mais on le comprend vite : la puissance inouïe de ce cri viscéral, libératoire, presque bestial, transperce l’écran et nous parvient tout droit avec toute sa force, c’est le cri de la liberté. Liberté de hurler sans retenue « Fuck you ! ». Liberté de laisser ses cheveux dispersés au vent, au mépris de toute interdiction. Il devient alors évident que dans cette figure de rébellion rien ne sépare la forme de sa signification. Tout y est : le corps qui se tient droit, l’exaspération d’une voix indomptable et l’exaltation des gestes que seule produit l’aspiration à la liberté. Celle-là même que le cinéaste Ali Ahmadzadeh a choisi de défendre en réalisant ce film, Critical Zone, qui lui a valu le Léopard d’or au Festival de Locarno, le 12 août 2023. Nous avons choisi d’inscrire ce numéro de la revue Regards consacré aux « Soulèvements iraniens » sous le signe de cette image qui, par ce geste de femme, incarne symboliquement le fil conducteur des textes réunis ici.
Ce corps qui se soulève, et dont Ali Ahmadzadeh a magistralement capté la puissance, représente une sorte de transfiguration des nombreuses images des dernières manifestations qui, depuis la mort de Masha Jina Amini, le 16 septembre 2022, ont circulé sur les réseaux sociaux et nous ont bouleversés par le courage dont elles font preuve. Dans ces images, et dans les nombreuses autres qui les ont précédées, se trouve l’origine de ce dossier. Notre propos a été de questionner, à partir du présent, les différentes fonctions tenues par le visuel, considéré dans ses multiples déclinaisons artistiques et médiatiques, en relation avec les mouvements de protestation qui ont secoué l’Iran depuis 1979, et que l’anthropologue et documentariste Chowra Makaremi propose de lire comme l’histoire longue de la Révolution.
Il est difficile, toutefois, de penser à ces images comme étant seulement une source de représentation des émeutes ou comme moyen de communication avec l’extérieur du pays ou les médias. Et si les images avaient été, dans le présent comme dans le passé, une des forces motrices de ces soulèvements ? Et si elles avaient contribué à susciter et à appuyer le désir de passer de l’autre côté de l’écran, et donc d’agir en communion avec d’autres dans le but d’incarner la puissance d’un changement ? C’est précisément ce qu’un témoignage poignant d’une manifestante semble illustrer : « Tout le monde voulait se joindre à la masse d’images qu’ils avaient vue dans les vidéos de protestation des jours précédents et des gens d’autres villes. Très peu de personnes ont crié des slogans dans ces moments-là. Je pouvais clairement voir ce « désir » de devenir «cette image», cette image de résistance que les habitants de ma ville avaient vue les jours précédents » (Texte anonyme, publié en ligne le 5 octobre 2022 sur la revue Jadaliyya). On comprend alors, que tout questionnement sur le rôle que le visuel joue dans un contexte de soulèvement nous oblige à prendre en compte l’agentivité des images, lieu d’affrontement de visions différentes, espace de résistance, mais surtout lieu de projection, au sens étymologique « de jeter avant », vers l’avenir, l’image d’un futur différent. Voici qu’images et gestes se rencontrent autour de cette notion de soulèvement et de mouvement vers le futur. En effet, lorsqu’il se lève, le sujet se projette à la fois vers un changement qui, dirait Derrida, reste à-venir. D’ailleurs, « se soulever est un geste, rappelle Georges Didi-Huberman, avant même d’entreprendre et de mener à bien une « action » volontaire et partagée, on se soulève par un simple geste qui vient tout à coup renverser l’accablement où jusque-là nous tenait la soumission (que ce fût par lâcheté, cynisme ou désespoir). Se soulever, c’est jeter au loin le fardeau qui pesait sur nos épaules et nous empêchait de bouger. C’est casser un certain présent […] Dans le geste de se soulever, chaque corps proteste de tous ses membres, chaque bouche s’ouvre et s’exclame dans le non-refus et dans le oui-désir » (Georges Didi-Huberman, «Par gestes (intenses)», Soulèvements, Gallimard – Jeu de Paume, octobre 2016, p. 117).
Comme le désir de « devenir image » dont le témoignage mentionné plus haut fait preuve. À partir des visions des soulèvements récents qui ont traversé et interpellé nos regards, nous avons entrepris un parcours à rebours, sans pour autant suivre nécessairement un ordre chronologique ou chercher l’exhaustivité. L’intention était surtout de prendre en compte d’autres moments de l’histoire du pays dans leur lecture artistique et médiatique ainsi que les formes de résistance dont les images ont été porteuses dans le temps. Sans vouloir retracer l’histoire contemporaine de l’Iran, il est important néanmoins d’évoquer les événements clés qui se sont produits depuis la révolution de 1979, parmi lesquels la révolte des étudiants en 1999, le Mouvement vert de 2009, les émeutes contre l’augmentation du coût de la vie de 2017-2018, la protestation contre la hausse des prix du carburant en 2019, l’indignation après les tirs de missile provoquant la chute d’un avion de ligne ukrainien transportant 176 passagers dont plusieurs Irano-canadiens ; enfin, le soulèvement « Femme, vie, liberté » de 2022-23. Malgré les différences qui caractérisent ces vagues de protestations, l’importance du rôle des médias, du cinéma aux arts visuels, chacun avec ses caractéristiques propres, reste un vecteur constant de changement. De plus, ces images et ces sons participent aussi à la formation d’une identité iranienne nouvelle dont le contraste avec l’image officielle, imposée par le régime, est de plus en plus conflictuel. On assiste ainsi à une histoire à la fois lente et précipitée. Comment l’œuvre de restauration de films anciens d’avant ou d’après la Révolution de 1979, en plus de favoriser une réflexion sur l’histoire du cinéma, produit-elle un nouvel éclairage sur le passé que les événements en cours réaniment ? Comment le cinéma a-t-il accompagné l’évolution de la société civile en Iran ? En quoi les films et les pratiques artistiques contemporaines dialoguent-ils avec les soulèvements passés et leurs représentations ? Telles sont quelques-unes des questions abordées par ce numéro de Regards.
En effet, redécouvert au milieu des années 1980, le cinéma iranien a donné une image plus nuancée et complexe du pays que les représentations officielles qui prévalaient dans les médias, notamment durant la guerre Iran-Irak (1980-1988). La reconstruction après le conflit, le désir de changement d’une nouvelle génération, la place des femmes dans les études supérieures, le combat pour l’égalité des sexes se sont retrouvés dans des films, mais aussi à travers la photographie et les installations artistiques. À partir de 2007, la reconnaissance d’un cinéma iranien de la diaspora avec Persepolis de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud a favorisé un nouveau regard sur l’histoire récente du pays. Il est désormais évident que le cinéma iranien ne se limite plus aux films produits en Iran mais couvre une réalité plus large. Quant à la photographie, après le processus de démocratisation du médium qui s’est déclenché en 1979 et l’émergence du reportage d’auteur, elle continue de tenir un rôle essentiel et ce, bien que la profession du reporter soit devenue presque impossible à exercer depuis notamment le Mouvement vert (2009). Cette absence d’images officielles réalisées par des professionnels, d’ailleurs souvent « contredite » par la propagande du régime qui n’hésite pas à fabriquer des contre-images au détriment des manifestants, ne va pas sans poser plusieurs questions aux journalistes occidentaux qui tentent de documenter les événements en cours. C’est pourquoi, la dernière édition du festival de photojournalisme Visa pour l’image (Perpignan, 2023) pour la première fois a choisi d’utiliser des images amateurs des soulèvements de 2022-23 qui ont été réunies dans l’exposition « Révoltes en Iran. Tu ne meurs jamais » présentée par Marie Sumalla et Ghazal Golshiri (respectivement responsable du service photo et journaliste au Monde).
Enfin, la forte mobilisation des artistes de la diaspora (ou il serait mieux de dire « des diasporas ») en soutien au dernier mouvement de protestation (2022-23) a contribué aussi à signifier un engagement fort qui dépasse largement les frontières nationales. Cet activisme a d’ailleurs suscité plusieurs débats de la part des institutions muséales occidentales qui ont été concernées, telles que le Guggenheim ou le Metropolitain Museum (NYC), par des manifestations éphémères organisées par des collectifs militants. Cet engagement confirme une fois de plus la place des images dans l’affirmation d’une identité iranienne (transnationale) qui est de moins en moins réductible à la vision du pouvoir, malgré la forte répression. À travers les réseaux sociaux, dont le rôle s’est révélé essentiel à partir de 2009, et malgré les blocages fréquents d’Internet, la société civile continue de s’exprimer produisant des images qui circulent et se retrouvent aussi bien dans des films que dans des installations artistiques. En ce moment particulier, où l’on assiste à une recrudescence de la répression du régime contre tout geste de rébellion, et notamment le refus de plus en plus explicite du port du voile par les femmes, où des actrices comme Taraneh Alidousti sont interdites d’exercer leur métier, des cinéastes comme Mohammad Rasoulof sont contraints à l’exil, ou des chanteurs comme Toomaj Salehi sont menacés de mort, il nous a semblé nécessaire de mettre les événements présents en perspective pour éclairer l’actualité et penser les enjeux contemporains du cinéma et des arts visuels en Iran.
Dans son article « Les défis de la restauration des films iraniens », Gita Aslani souligne les obstacles rencontrés par de nombreux réalisateurs ou programmateurs pour restaurer les œuvres d’avant mais aussi d’après la Révolution de 1979 dans un contexte marqué par une volonté du régime de privilégier certains films. Cette réflexion est prolongée par une interview menée par André Habib avec l’actuel co-directeur du festival de Bologne, Ehsan Khoshbakht, à l’origine de nombreuses restaurations de films iraniens depuis 2015.
À ce premier groupe de textes répond un deuxième ensemble mettant l’accent sur la photographie. Avec « Iran : révolutions photographies », Claudia Polledri, en partant de la collection de livres photographiques Darabi (1979-1981), insiste sur le développement avec la Révolution de 1979 d’un reportage d’auteur permettant une mise en récit de l’histoire récente et une circulation différente de la photographie à travers le livre. Dans « Le Réalisme et ma sœur », Mohammad Reza Amiri montre comment lors du mouvement « Femme, vie, liberté » de l’automne 2022, une image ordinaire représentant deux femmes sans voile déjeunant dans un restaurant peut devenir subversif, rappelant le passé et anticipant un avenir possible.
Existe-t-il un lien entre la nature d’une contestation et le médium qui en devient le miroir privilégié ? C’est à cette question que tente de répondre Bamchade Pourvali en rappelant la place des différents médias dans les mouvements de protestation en Iran de 1979 à 2022-23. Le rappel du passé à travers l’exil nourrit l’étude de Mahdis Mohammadi dans « L’Archipel de mélancolie d’une cinéphile en exil » qui s’intéresse au documentaire Jerry & Me (2013) de Mehrnaz Saeed-Vafa. La forme du documentaire subjectif pour traduire un regard féminin sur le passé et le présent de l’Iran se retrouve dans deux autres textes : « Corporéités rebelles » d’Olfa Daoud consacré au documentaire musical d’Andreas Rochholl, La Voix de la femme en Iran (2020) ; et « Radiographie d’une famille (2020) » de Sophie Raimond et Christel Taillibert qui analyse le long métrage éponyme de Firouzeh Khosrovari sur l’engagement de sa mère dans la Révolution islamique.
Intitulé “I Saw Nothing but Beauty”, le texte de Kasper Tromp qui clôt le numéro, cherche à définir un « Paradigme de Zeynab », en opposition au « Paradigme de Kerbala », afin de souligner, à travers différentes installations artistiques, une autre manière de protester dans la persévérance et la confiance dans la vie.
La thématique des « Soulèvements iraniens » est très vaste et l’horizon restreint d’un numéro ne nous permet pas de décliner tous les volets et les approches du sujet qui concernent à la fois les études cinématographiques, photographiques et médiatiques. Nous aurions aimé développé d’autres aspects comme la place prise par l’art graphique dans le mouvement « Femme, vie, liberté » qui s’est traduit notamment par l’impression d’affiches retrouvant dans les rues de Paris un des aspects de la Révolution de 1979, inspiré de Mai-68. Comme un écho également à ces deux événements, on a vu apparaître sous forme de photographies des slogans à la bombe sur les murs des différentes villes iraniennes. Les affiches du 8 mars 2023 en France se sont depuis installées dans la mémoire collective et se retrouvent désormais en couvertures d’ouvrages consacrés à l’Iran. Nous aurions aimé aussi évoquer le travail de la revue Les cahiers d’avant la chute lancée à Paris par Tinouche Nazmjou qui a documenté et continuera à le faire l’élan révolutionnaire qui anime le pays depuis septembre 2022. En effet, ces différentes initiatives participent d’une mobilisation internationale qui n’est pas prête de s’arrêter et dont les images constituent un vecteur important de mise en relation.
Parmi les nombreux motifs récurrents qu’on retrouve dans ce corpus visuel si hétérogène par la forme et le support, il y en a un qui s’avère particulièrement marquant. Il concerne les portraits des manifestants, imités ensuite par d’autres citoyens, qui se montrent avec un œil bandé – un stigmate parfois aussi laissé à nu ou couvert par une fleur ou un cœur -, témoignage de résilience mais aussi preuve de la violence des coups reçus aux yeux lors des protestations, signe clair de la part du régime qui œuvre afin d’empêcher toute vision. Or, si tout soulèvement est, en soi, une métaphore, continuer de regarder et de parler de ces images aujourd’hui, au-delà de tout ce qui « fait écran », n’a jamais été aussi nécessaire.
André Habib, Claudia Polledri, Bamchade Pourvali